Face au chômage et/ou à la dégradation des conditions de travail dans le cadre du salariat la revendication d’un revenu garanti universel (RGU) a retrouvé une nouvelle jeunesse en France dans les années 90. Cette revendication a le parfum de l’audace, l’accent de la radicalité. Elle est pêle-mêle liée au rejet des valeurs attachées au travail, au salariat, à la protection sociale assise sur les cotisations liées au travail.
Il convient pourtant de resituer la revendication du RGU, comme extension de la logique du RMI/ RSA, dans le contexte de la création du RMI. Créé en 1988 par la Gauche, il devait permettre d’assurer aux plus démunis un revenu minimal leur permettant de survivre. Il répondait à la progression massive du chômage qu’aucun gouvernement n’avait pu ou voulu juguler. La première question qu’il est permis de se poser est alors : pourquoi, alors qu’existait déjà une réponse de la société au chômage, l’assurance-chômage, a-t-il fallu mettre en place un système radicalement différent, en parallèle ? Car l’assurance-chômage, qui fait partie de ce qu’on appelle la « répartition », était un système qui fonctionnait depuis sa création en 1958. En fait, parallèlement au développement du RMI, l’assurance-chômage – dont les valeurs initiales étaient universelles – a vu son champ d’action se restreindre progressivement. Le RMI est arrivé exactement au moment voulu, comme arme fatale contre l’assurance-chômage. Comme un produit de substitution destiné à assurer une soupape de sécurité au système capitaliste, permettant de faciliter la remise en cause d’une protection sociale selon un système de répartition en laissant aux exclus un minimum vital.
Le RGU et le système par répartition sont ainsi essentiellement différents dans leurs principes, leurs financements, leur fonctionnement et les institutions qui les mettent en œuvre.
Le contrôle par l’État et le patronat
Le RMI est d’abord essentiellement différent de l’assurance chômage par son financement. Il est financé par l’impôt et non par les cotisations sociales (cad la socialisation d’une partie du salaire versé par le patronat). Financé par l’État, il est également contrôlé par lui, qui décide seul de ses modalités d’application, de son existence même. En revanche le projet initial de protection sociale par répartition prévoyait des caisses gérées directement par les travailleurs sans passer par la tutelle politique, même si le détournement du projet initial nous a amené au paritarisme.
La charité publique
Le RMI/RSA repose sur une logique distributive également foncièrement différente du système par répartition. Comme son nom l’indique, ce dernier provient de la répartition entre salariés actifs et inactifs des richesses produites. Il repose donc sur une logique de solidarité. Le RMI, lui, repose sur une logique de charité publique. C’est l’institutionnalisation étatique du principe de la dame patronnesse tandis que le patron pompe les salariés, l’État redistribue une miette des richesses aux pauvres. Ce faisant on régresse vers le vieux principe de l’aide sociale philanthropique aux miséreux du 19e.
De plus, comme cet argent vient de l’impôt, il est pompé pour une bonne part non sur les profits du patronat (la finance est très peu imposée), mais sur la faible part laissée aux travailleurs (par le biais de l’impôt sur le revenu et de la TVA).
L’individualisation
Pour finir, le RMI/RSA correspond à une logique d’individualisation consubstantielle au capitalisme. C’est l’union qui fait la force, un « vieux » principe qui sera toujours valable, alors qu’atomiser les pauvres permet de mieux les dominer. Lorsque la répartition est un droit collectif acquis collectivement, le RMI est attribué au cas par cas, en fonction de critères individuels. Le RMIste est isolé du reste de la collectivité. Il n’est plus un chômeur en attente de réintégrer le monde du travail, il est un assisté qui doit dire merci et ne pas se plaindre. La somme qu’il touche lui permet de survivre. S’il n’a pas de soutien extérieur ou des acquis antérieurs, il lui sera impossible de trouver un logement, de mener une vie sociale normale.
De l’affrontement de classe à l’opposition inclus/exclus
En déconnectant en apparence le revenu du travail le RMI/RSA met en scène une aide aux « exclus » dans une logique d’opposition exclusion/inclusion fondée sur le fait d’avoir ou pas un emploi. Par la défense du salaire socialisé il s’agit de considérer non pas des exclus qu’il faudrait aider, mais faire payer au patronat les situations de non-travail (chômage, maladie, accident, retraite). Dans ce cadre conceptuel on reste dans l’opposition capital/travail (le chômeur n’est qu’un travailleur sans emploi qui reste indirectement exploité par le capital comme variable d’ajustement).
Du RMI au RSA
Le RSA (Revenu de solidarité active) a été adopté suite à une nouvelle charge politicienne contre les « assistés ». Il est la concrétisation des pires présages concernant le RMI. Le RMIste est un assisté, il doit donc accepter n’importe quel travail. C’est le principe fondateur : on ne va pas faire survivre une armada d’inutiles sans en profiter pour les exploiter. Service du travail obligatoire, avec un salaire misérable à peine supérieur au RMI. Plus grave : pour la première fois, ce travail est déconnecté de tous les acquis et les droits liés au salariat : le travail effectué dans le cadre du RSA ne donnera lieu à aucune cotisation sociale. En clair ? Le bénéficiaire du RSA bossera, mais sans ouvrir de droits ni pour le chômage, ni pour la retraite, ni pour la maladie (dans ce dernier cas il profitera de la couverture liée au RMI mais sans que son patron cotise!). On peut ainsi parler de travail forcé.
Alors, le RGU ?
Le RGU, conçu comme l’extension du RMI, et son élévation au niveau du SMIC est donc un leurre dangereux, une arnaque d’envergure.
Pourtant, il est des prises de position qui devraient inciter à la méfiance. Les puristes libéraux et chantres politiques de la charité chrétienne se retrouvent pour revendiquer la mise en place d’un tel système. : Alain Madelin, fer de lance du capitalisme libéral en France, a toujours été partisan convaincu du RMI. Ancien animateur de Démocratie libérale, il tranche avec la vieille bourgeoisie conservatrice : moderniste, il sait quelles sont les potentialités de cette arme fatale. Christine Boutin, dans la tendance catholique intégriste de l’UMP, a eu l’occasion de rendre un rapport à l’Assemblée nationale, en septembre, dans lequel elle aussi prônait ce qu’elle appelle un « dividende universel », sur le mode « Nous sommes tous des actionnaires ! » Attribué à tout individu dès sa naissance, sans conditions, il remplacerait… l’ensemble du régime par répartition ! Plus de Sécu, de retraite, de chômage ! I C’est ainsi que la boucle se boucle.
Pour les partisans « progressistes » du RGU qui insisteront, disant que si le RMI est au niveau du SMIC, c’est vachement bien parce qu’on peut vivre sans bosser, plusieurs questions se posent :
– Qui peut croire qu’un jour, le patronat et l’État accepteront de donner suffisamment d’argent à tous pour vivre décemment sans travailler ?
– Une société faite uniquement d’inactifs peut-elle survivre ?
Sinon qui devra travailler pour que ces inactifs puissent gagner de quoi vivre décemment sans travailler ? Car dans une société, capitaliste ou non, si personne ne travaille pour la collectivité, il n’y a plus de richesses produites et donc plus de moyens de subsister !
– À qui rend-on service en soutenant la logique du RMI contre le régime par répartition ? Pourquoi ne pas tout simplement lutter pour l’extension du régime par répartition ?
Le régime par répartition
La répartition recouvre en fait deux structures : la Sécurité sociale, qui comprend elle-même l’assurance maladie, l’assurance retraite et les allocations familiales, et l’UNEDIC, qui gère le chômage.
Pour et par les exploités
En 1945, la Sécurité sociale se crée sous le contrôle des syndicats de salariés, dont sont issus les 3/4 des représentants. Ce sont les travailleurs qui gèrent un outil destiné aux travailleurs : une partie du salaire est prélevé, sous forme de cotisations sociales. Il appartient à la collectivité des travailleurs et permettra aux travailleurs inactifs de vivre, grâce à la solidarité collective.
Vocation universelle
Ce système a une vocation universelle, c’est-à-dire qu’il doit idéalement s’appliquer à tous les travailleurs actifs et inactifs. Tout inactif doit pouvoir bénéficier de ce salaire socialisé. En plus d’être un principe de solidarité effective assurant l’existence en cas de problème, c’est également une arme redoutable contre le patronat. Celui qui est assuré de toucher un salaire s’il ne travaille pas n’hésitera pas à se mettre en maladie s’il est malade, aura les moyens de refuser un travail trop mal payé ou trop pénible. Cette situation est inacceptable pour le patronat. Voilà pourquoi toute son activité est concentrée sur la destruction de ce système. Au contraire par la mise en place du RSA il est possible de faire travailler des salariés sans les cotisations sociales et les droits qui y sont rattachés normalement.
Principe révolutionnaire
La répartition est plus qu’une épine : c’est un pieu enfoncé dans le capitalisme, malheureusement pas suffisamment pour entraîner sa mort et il est vital pour les profits de s’en débarrasser. Le principe révolutionnaire de ce système comporte plusieurs niveaux:
- il fonde son existence sur la participation de tous à la société commune, les actifs assurant la vie des inactifs en attendant de le devenir eux-mêmes ;
- il échappe à la logique capitaliste : il est géré par les travailleurs, avec l’argent des travailleurs, il représente un système complètement alternatif au capitalisme puisque les cotisations perçues sont immédiatement reversées, il n’y a pas de capitalisation, pas d’alimentation des marchés financiers ;
- il n’y a ni profiteurs, ni assistés ;
- il redistribue les richesses produites.
Le régime par répartition, en tant que conquête dans le cadre de la société capitaliste, se heurte à des limites
Le principe de répartition, limité dans le cadre du capitalisme, n’abolit pas la relation exploiteurs/exploités et la production de plus-value accaparée par le capital. Tant que la répartition laissera en place une part réservée au profit, tant que les richesses produites ne seront pas intégralement socialisées, le capitalisme voudra grossir sa propre part, donc diminuer la part des salariés, donc détruire la répartition qui l’empêche de se réaliser pleinement.
Deuxième limite, la gestion paritaire des caisses par les organisations syndicales de patrons et de salariés. Les caisses (maladie, retraite, chômage) sont alimentées par une part du salaire (que les cotisations soient patronales ou salariales ne change rien, il s’agit toujours d’une part de la production qui revient in fine au salarié, sous forme de salaire net ou de salaire socialisé). Elles sont destinées aux travailleurs inactifs (malades, retraités, chômeurs). Il est inacceptable que le patronat contribue à leur gestion, ce qui constitue une mise sous tutelle des travailleurs : c’est comme si nos patrons géraient « paritairement » nos comptes en banque et avaient leur mot à dire sur la partie nette de notre salaire ! D’ailleurs, à l’origine, la Sécurité sociale était gérée majoritairement par les salariés et ce n’est qu’en 1967 que la parité a été instaurée, à cause des dissensions entre syndicats de salariés.
Troisième limite, la corruption des organisations syndicales. Selon un dossier réalisé par Capital, les organisations syndicales de salariés comme de patrons se servent allègrement dans les caisses, cela représentant selon le journaliste de cette revue environ 33 % de leur budget, soit davantage que les cotisations (environ 25 %) ! Tout le monde se tait, car beaucoup y gagnent (excepté les travailleurs) : les syndicats qui puisent, mais également l’État qui se sert aussi dans la cagnotte, en l’utilisant pour financer des réformes gouvernementales.
Quatrième limite : une évolution nettement en faveur du patronat. Depuis la création des caisses, la part relative des cotisations patronales n’a cessé de diminuer, tandis qu’augmentait la part des richesses produites, transformée en bénéfice net. Par ailleurs, le nombre des exonérations de charges augmente sans cesse et les mécanismes de compensation théorique par l’État ne fonctionnent presque jamais, le coût réel retombant la plupart du temps sur les caisses elles-mêmes. Cette limite est donc consubstantielle au système lui-même et au caractère précaire de toute conquête des travailleurs tant que le capitalisme existera.
Etablir ces limites ne permet qu’une conclusion: aucun acquis ne sera définitif tant que subsisteront le capitalisme et l’exploitation. Le régime par répartition n’en demeure pas moins un enjeu essentiel de la lutte des classes. De plus il demeure un levier essentiel de lutte en préfigurant une société débarrassée de celui-ci.
Aujourd’hui, pour la répartition
Le régime par répartition doit être notre objectif, en termes de lutte pour la défense de nos acquis sociaux et promouvoir une répartition des richesses par et pour les travailleurs. L’acharnement du patronat et de ses relais politique à remettre en cause ce système de répartition pour promouvoir un système d’assurance privé (pour les plus riches) couplé avec un système d’aide sociale minimale étatique (pour les plus pauvres) démontre, si besoin était, l’importance de l’enjeu.
Par ailleurs, d’autres dangers que nous avons évoqué plus haut menacent la répartition, de l’intérieur même du système: dégénérescence des syndicats de salariés qui en sont les cogestionnaires, ponctions effectuées par l’État et les syndicats de patrons et de salariés, etc.
Il faut donc définir des axes de lutte qui visent non seulement à préserver les acquis, mais également à reconquérir le terrain perdu et à aller au-delà. Il faut remettre l’enjeu de la répartition au coeur des perspectives révolutionnaires.
Propositions possibles
Concernant la gestion des caisses: éviction du patronat; gestion par les syndicats, mais contrôle indépendant de cette gestion. Pas de décision importante sans consultation des salariés.
Concernant les différentes caisses : réunir toutes les caisses qui avaient été séparées afin de les fragiliser pour les attaquer à tour de rôle.
Concernant le champ d’application : à tous les salariés inactifs (tous les chômeurs, tous les retraités…) selon le principe de la répartition du travail ; le chômage sert le patronat, c’est donc à lui de payer le surcoût par l’augmentation des cotisations patronales.
Concernant les ressources: stopper les exonérations de cotisations patronales et les augmenter massivement pour les ramener au moins au rapport originel.
Revenus de remplacement à 100% du revenu de référence, etc.
Après, il faudra descendre dans la rue !