En octobre 2020, une inspectrice du travail de Strasbourg est confrontée à son 3ᵉ accident du travail mortel de l’année. Pour la seconde fois, elle voit le corps du travailleur décédé ; cette fois un ouvrier dont la tête a été écrasée par une dalle de béton de 3 tonnes.
Après les premiers constats, de retour au travail, elle informe sa hiérarchie de l’impact psychologique de cette vision. Le bon sens aurait voulu que cette dernière préserve l’inspectrice manifestement traumatisée, mais c’est sans compter sur les priorités de son N+1 : la mort d’un ouvrier ne pèse pas lourd pour un RUC dont la mission est de veiller à ce que l’ensemble des agents de son UC participent avant tout aux priorités définies par la hiérarchie.
C’est donc le doigt sur la couture du pantalon, que le RUC occulte complètement l’état de santé de notre collègue et lui ordonne de passer les appels téléphoniques aux entreprises qui n’ont pas organisé d’élections CSE – y compris en l’absence de toute demande de salariés concernés –, et ce alors que l’agente est accaparée par l’enquête accident du travail mortel.
La case à cocher avant l’enquête accident du travail mortel
Dans ce contexte, il est difficile de se remettre d’un traumatisme sans s’extraire de cet environnement, aussi, l’inspectrice du travail se rend chez son médecin, ce dernier, constatant les dégâts, l’arrête pendant plusieurs semaines, dans un premier temps.
Compte tenu des conséquences sur sa santé et de la cause de son arrêt, l’agent de contrôle fait une déclaration d’accident de service. En février 2021, après l’avoir envoyé devant un « expert » psychiatre qui ne l’interrogera pas sur la cause de son trauma mais sur ses antécédents gynécologiques – avait-elle vécu une fausse-couche, un avortement ? – l’administration prend une décision de non reconnaissance de l’accident de service, sans la motiver.
L’effet dévastateur d’une telle décision sur le moral de l’inspectrice est immédiatement connu de son encadrement : par courriel, elle écrit à la Responsable de l’Unité Départementale adjointe : « ça ne va pas. Suis complètement démotivée et insécurisée […] ma confiance en mes compétences est quelque peu érodée ».Quelques jours plus tard, au cours d’un échange verbal avec la même N+2 auprès de qui l’agent de contrôle exprime son désarroi face à l’absence de soutien de sa hiérarchie, cette dernière lui déclare « nous n’avons pas à intervenir dans une procédure RH ».
Chaque chef.fe protège l’autre
L’ensemble de la chaîne hiérarchique a été prévenue par l’inspectrice de son état de santé.
Pendant l’arrêt de notre collègue, nous – la CNT – avons alerté la Responsable d’unité départementale sur le lien entre l’arrêt de travail et la vue du corps, sans que cela ne produise de réaction sérieuse. A son retour d’arrêt, à aucun moment il ne lui a été confirmé que son RUC n’avait pas agit comme il aurait dû, bien au contraire.
Notre organisation syndicale a écrit à tous les échelons, aussi bien départemental, régional que national, DRH et DGT. Aucune réponse concrète n’a été apportée.
Pourtant, nous avons – par stratégie – laissé à chaque niveau hiérarchique la possibilité d’enrayer la machine à broyer.
La seule concession de la hiérarchie a été de céder sur la mise en place d’une enquête du CHSCT régional le 15 juin 2021, et elle ne l’a été qu’après une intense bataille de représentants au CHSCT. Nous profitons de ce tract pour remercier chaleureusement les camarades concerné.e.s de s’être saisi.e.s du sujet.
Cette volonté de nier la situation de notre collègue est d’autant plus regrettable que la CNT a, dès le départ, fait le choix de dépasser la situation particulière de notre camarade pour prendre en compte les situations auxquelles sont exposé.e.s les autres collègues, ainsi nous écrivions à la directrice départementale :
« En effet, au-delà de la situation particulière à laquelle a été confrontée notre collègue et camarade – l’accumulation sur une courte période de temps de traitement d’accidents mortels avec vue de cadavres –, il y a lieu d’évaluer les risques associés aux situations difficiles et à leur récurrence, notamment celles qui exposent les agents à la mort, la violence, l’injustice, la souffrance, etc.
En effet, au cours de leur travail les agents de contrôle, de renseignement ou de secrétariat sont amenés à être exposés à la vue de cadavres, à être confrontés à des situations choquantes et des récits notamment de harcèlement sexuel, de harcèlement moral, de violence sur des mineurs, et de manière plus générale à la souffrance et la détresse de nombreux salariés.Cette exposition ne peut être sans conséquence pour les agents et leur santé. Aussi il nous importe que cela soit identifié et pris en compte afin que des mesures de prévention soient définies et mises en place à la mesure de la gravité du sujet. »
Premier facteur de risque : la hiérarchie
Il est indiscutable que la vue d’un mort peut occasionner un traumatisme psychologique. Nos chef.fe.s ne le nient pas… tant que cette évidence ne prend pas corps. Par contre, lorsque la situation se pose concrètement, leur priorité est ailleurs !
Si certains acceptent de se déshumaniser, de violenter les agents, c’est au profit de leur carrière. Une fois la machine enclenchée, le premier réflexe est de se défendre les uns les autres, pour défendre leurs positions, et ne pas être mal vus par leurs semblables.
Ils ont placé l’obéissance et la soumission comme valeurs principales de leur action, et attendent la même chose de leurs subordonnés ; en conséquence, ils ne peuvent pas avoir de considération réelle pour le sens du service public et la préservation de la santé des agents. Ils ne peuvent pas soutenir un agent, le défendre, si cela conduit à mettre en cause les choix de chef.fe.s.
Notre administration – ce n’est pas nouveau – a le plus grand mal à reconnaître les accidents de service dès lors que ceux-ci touchent à la santé mentale. Il ne faudrait pas admettre que le travail puisse porter atteinte à notre santé. Ainsi quel que soit son discours, une fois confrontée à la réalité du travail, elle fait bloc, et comme n’importe quel employeur, piétine ses obligations envers les agents qu’elle encadre, pour que l’ordre social ne soit pas perturbé.
De fait pour faire bouger l’administration, il aura fallu – entre autres – moultes interpellations de la CNT des différents niveaux de la hiérarchie, une saisine du CHSCT qui aura dû batailler pour faire accepter à l’administration une enquête et qu’elle se déroule correctement, ainsi qu’une procédure devant le tribunal administratif (TA).
Entre-temps, la quasi-totalité de la ligne hiérarchique a changé : RUC, directrice départementale, secrétaire générale et directeur régional.
Le 22 novembre 2021, plus d’un an après l’accident, l’actuel DREETS Grand Est Jean-François Dutertre, a retiré la décision de non-reconnaissance de l’accident de service et pris une décision contraire.
Depuis l’accident de service, aucun argument rationnel n’avait porté auprès de la hiérarchie, car cela revenait in fine à dénoncer une faute de sa part. Il est toujours difficile de déterminer précisément ce qui a le plus compté : le travail du CHSCT, la saisine du Tribunal administratif, la potentielle mise en cause publique de l’administration par voie de tract ou de presse, la parfaite connaissance de tous les niveaux hiérarchiques de la situation et les responsabilités personnelles associées. En tout état de cause, il nous semble pertinent de retenir qu’il faut additionner les éléments pour créer un rapport de force efficace.
Le collectif de travail comme antidote
Aujourd’hui notre collègue est revenue au travail, en temps partiel thérapeutique, malgré l’attitude de sa hiérarchie et de l’administration en général. Il nous semble important d’identifier les facteurs professionnels qui ont pu favoriser son retour. Il y en a un et il est fondamental : le collectif de travail.
Les marques d’attention, l’écoute, la compréhension, l’empathie, le soutien, les salutations transmises, les demandes de nouvelles de la part des collègues de travail ont été déterminantes.
Car au travers du traitement de notre collègue et la non-reconnaissance de l’accident de service, c’est notre travail, notre métier, nos difficultés qui ont été niées et méprisés, et in fine les personnes que nous sommes au-delà de notre statut de travailleurs.ses.
Face à une hiérarchie indigne, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes en tant que collectif de travail. Cela suppose aussi d’avoir un environnement de travail qui permette l’expression des difficultés ; après peuvent véritablement se concrétiser le soutien des collègues et les réactions collectives.
Concrétiser un collectif de travail, au-delà des coquilles administratives (section, UC, UD et cie), ça ne se décrète pas, cela se construit, lentement.
À nous de trouver les moyens de le constituer et le préserver :
- solidarité dans le travail, par les coups de main, les réponses aux questions, etc. ;
- accueil des nouveaux collègues ;
- groupes d’échanges de pratiques professionnels entre pairs ;
- refus de la concurrence et de la compétition entre agents ;
- porter le discours et mettre en pratique la logique de service public face aux logiques de « cases à cocher » et à la communication gouvernementale ;
- investissement dans les mobilisations collectives et l’action syndicale sans esprit de boutique ;
- se créer des espaces de sociabilité informels.